Aujourd’hui lorsque je suis sur la place de la Gare (que je n’arrive toujours pas à appeler place du général De Gaule) à Lens, je ne peux m’empêcher de regarder ce qui reste de l’Apollo : une façade aux fenêtres murées, laide, délabrée, décrépie, triste avec derrière, un terrain vague dont il semble que l’on ne sait pas vraiment quoi faire. Alors, c’est avec nostalgie que je me replonge au tout début des années 70 lorsque le cinéma était la principale distraction dominicale des jeunes lensois que nous étions…
Un dimanche après-midi sur place de la gare de Lens. On arrive de partout, on se regroupe par bande, par amitié, par amour aussi. On discute, on rit, on fume comme des grands que nous pensons être.
Nous sommes devant le cinéma Apollo au tout début des années soixante-dix. Nos copains ne nous ont pas donné rendez-vous mais on savait qu’ils seraient là. Pas besoin de SMS, de mail pour se rejoindre, c’est l’habitude et surtout l’amitié qui nous réunit.
Chacun est venu de son coron : du 4, du 9, du 11, du 12, du 14 et même de Liévin ; parfois en bus, plus souvent à pied car en 1970, quand on a 18 ans et même un peu plus, il n’y a n’a pas de voiture dans notre monde.
Pour nous, l’Apollo c’est notre sortie du dimanche. Un autre cinéma vient d’ouvrir pas loin, rue de Paris, le Colisée. Mais nous, quand on dit ‘’on va au cinéma’’, c’est toujours à l’Apollo, c’est plus populaire. Quant au Cantin de la rue Emile Zola, on n’y pense même pas, ce n’était pas notre quartier.
La séance à l’Apollo va débuter vers dix-huit heures de manière à permettre à ceux qui sont allés ‘’au match’’ d’être à l’heure pour le début. Ce n’est pas loin, Bollaert, mais il y a du monde depuis que notre équipe du Racing est revenue parmi les grandes de deuxième division.
‘’Tout le monde est là ? Untel ne vient pas ? – Non, il travaille cet après-midi’’. Dans notre univers qui semblerait aujourd’hui surréaliste, tout le monde travaille à 18 ans et parfois même le dimanche.
Les études, le BAC, ce n’est pas pour nous, enfants des corons. Les plus chanceux ont eu le BEPC ; les autres sont au boulot depuis déjà plusieurs années. Mais pas à la mine, on n’embauche déjà plus depuis un certain temps. Pourtant, on n’imagine pas Lens sans le charbon bien que des bruits annoncent la fermeture prochaine de la fosse 1, la première construite par les Mines il y a près de 150 ans.
Mais aujourd’hui, ce n’est pas notre préoccupation : de toute manière, du boulot, il y en a partout. Le mot ‘chômage’ n’existe pas en 70 : il n’est pas rare de voir un garçon ou une fille quitter l’école le jour de ses 16 ans pour être au travail le lendemain. Pas besoin d’années de formation ou d’apprentissage, le boulot, il l’apprendra sur-place, dans la boite, avec les anciens.
Mais aujourd’hui, c’est dimanche et le dimanche, nous allons au cinéma.
Cette fois, tout le monde est arrivé. Les grilles s’ouvrent, on entre dans l’immense hall. L’un de nous est désigné, c’est son tour de faire la queue. Chacun lui donne un billet ou une pièce de 5 francs pour régler sa place. Quand il arrive devant la dame enfermée dans sa cage de verre, il peut saliver devant les plateaux de bonbons, cacahuètes et autres friandises présentés bien en évidence.
‘’Dix parterres, s’il vous plait Madame’’. Nous, on prenait des parterres, en bas de la salle pas loin de l’écran, les places les moins chères. D’autres groupes étaient plutôt ‘balcon’. Mais, nous, c’était toujours ‘parterre’. L’Apollo, à la fin des années 60, ce n’était qu’une salle, une grande salle de plus de 2500 places.
On s’installe pour la première partie, une ouvreuse nous a désigné nos places mais on savait déjà où aller : l’Apollo, on connait bien maintenant ! Actualités, court-métrage ou dessin animé et pour finir, les réclames de Jean Mineur avec ce petit bonhomme bien de chez nous qui n’arrivera donc jamais à lancer son pic dans le ‘1000’ de la cible. Encore un clin d’œil à la mine, cette mine présente chaque jour dans notre vie, dans notre quartier, dans nos familles ….
C’est l’entracte. C’est l’heure d’aller allumer une cigarette dans le hall et de profiter de ces friandises vues à la caisse. On choisit ce qui est le moins cher. Certains prennent un ‘ski’, un esquimau en français. Pour d’autres, ce sera le paquet de cacahuètes qu’ils dégusteront pendant le film sans penser aux dames qui demain, devront ramasser toutes les épluchures sous les sièges.
Puis ça recommence : le grand film. Une heure trente à regarder des images en couleur lancées sur l’immense écran par ce faisceau lumineux provenant du fond de la salle. ‘L’enfant sauvage’, ‘Borsalino’, ‘Les Choses de la Vie’, ‘le Boucher’, ‘le Mur de l’Atlantique’ ,’Le Clan des Siciliens’ ou ‘Hibernatus’. Gabin, Jean Yanne, Bourvil, De Funès, Montant, Annie Girardeau, Romy Schneider, Belmondo, Piccoli et j’en passe….
La salle est silencieuse mais parfois des énergumènes poussent des cris ou se chamaillent. Ça ne dure pas longtemps car ils sont rapidement rappelé à l’ordre pas ce monsieur qu’on ne voit pas arriver dans le noir. Son rôle est d’assurer la tranquillité des spectateurs et d’éviter les chahuts. Son attitude force le respect et personne n’osera jamais le provoquer. Le faisceau lumineux de sa lampe s’allume sur le fautif. Un seul regard, un seul mot de lui et le silence revient.
Vingt heures, le film est fini. On sort. Certains repartent à pied, d’autres prennent le bus juste en face. Ceux là croiseront ce brave homme, figure incontournable de la place de la Gare, et auront droit à un chouchou qu’il tirera à l’aide d’une pince de son panier en osier accroché au cou.
En groupe, bras dessus-dessous pour les couples, nous longeons la rue de la Paix puis traversons le Boulevard Basly que nous descendons vers le carrefour Bollaert.
La destination : l’arrêt obligatoire de toute l’équipe au n°118, au ‘Basly’ le café de Monsieur Pénin. Le petit café est toujours plein comme un œuf le dimanche soir.
Menthe à l’eau pour les filles ou même demi-pression comme pour les garçons. Dans l’atmosphère enfumée de nos paquets de Royales Menthol ou de Françaises, certains flirtent, d’autres se disputent des parties de baby-foot ou essayent de ne pas faire ‘tilt’ sur l’assourdissant flipper. Dans le brouhaha, on essaye de se faire entendre au son des tubes de Claude François, de Johnny, des Beatles ou de Polnareff que diffuse un juke-box qu’alimentent nos pièces de vingt centimes.
Puis tout le monde se sépare. Quelques uns achèteront un paquet de frites à la baraque près du carrefour Bollaert pendant que les autres rentreront directement chez eux ou raccompagneront leur copine ou leur fiancée. A pied bien sur ! Ces quelques kilomètres nocturnes les aideront à s’endormir avant de reprendre le boulot le lendemain, chacun de son côté.
Mais déjà ce soir, tous sauront que dimanche prochain, il se retrouveront tous ensemble vers dix-sept heures … devant l’Apollo.
C’était à Lens … au début des années soixante-dix.
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